Père René Courtois
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Yves Gibeau avait rêvé tout simplement de retrouver l'harmonie paisible du Premier Jardin, à la première page de la Bible. Mais personne ne lui avait jamais dit que ce jardin-là ne se trouvait pas à l'origine des choses, mais au bout de chacune de nos vies. Alors, il errait au milieu de nous, se heurtant douloureusement aux encoignures des faits et des choses, comme un enfant perdu dans la pénombre d'un grenier inconnu. Sans doute aussi l'avions-nous affublé injustement d'étiquettes abusives : "anarchiste", "anti-militariste", etc.
C'est pourquoi d'aucuns avaient-ils été déconcertés par cette volonté de venir terminer sa vie aux abords de cette "arête vive du massacre" (Aragon) qu'est le Chemin des Dames. Plus étonnés encore de l'y voir errer quotidiennement, en quête d'on ne sait quel secret.
Pour moi, c'est sûrement l'image que j'aimerais garder de lui : Yves Gibeau, debout au milieu des champs nus du Chemin des Dames, découpant sur des ciels toujours mouvants sa silhouette si élégante. Debout et silencieux, le regard perdu au loin dans les vastes horizons de ces lieux, et tout entier plongé dans une intense méditation qu'on avait scrupule à interrompre. Sans doute, à ces instants-là, se murmurait-il les vers d'Aragon :
"Créneaux de la mémoire ici nous accoudâmes
Nos désirs de vingt ans au ciel en porte-à-faux
Ce n'était pas l'amour mais le Chemin des Dames"
Texte écrit et lu par le père René Courtois aux obsèques d'Yves Gibeau dans l'ancien cimetière de Craonne.