Jean-Pierre Dufreigne
"Yves gibeau"
L'Express, 2 octobre 1994 (extrait)
"Un cruciverbiste antimilitariste est-il mauvais ? Un romancier qui écrit dans la colère avec de beaux mots est-il un salaud ? Le refus de la gloire est-il un péché ? Un homme qui décide dans sa vieillesse de veiller sur des gens plus vieux que lui, mais morts plus jeunes au Chemin des Dames — quel nom à la con pour une tuerie —, ne mérite-t-il pas notre affection ?
Yves Gibeau était à nous, un peu nous, corrigeait nous, écrivait nous. Il connaissait la grammaire (faites bien sonner les deux "m") comme personne d'entre nous. Le vocabulaire était son empire. Il nous "révisait". On osait écrire. On avait intérêt à la fermer. On la fermait.
Il avait détruit notre jeunesse en contant la sienne, avec ce titre en rictus : Allons z'enfants. C'était drôle à pleurer. Il conta notre vieillesse en rigolant sur la sienne, prématurée, avec ce titre sublime : Mourir idiot. Il habitait Roucy. Il avait eu des femmes, était aimé de ses filles ; barbu comme Victor Hugo (presque jeune), il invitait dans cette Champagne pouilleuse des gens qui ne venaient jamais."